jeudi 3 septembre 2009

« L'échec de l'évaluation des ministres, ou les limites de la culture du résultat »

Bien sûr, ce qu’on voudrait imposer aux universités, c’est ce à quoi a renoncé le gouvernement pour sa propre action. Sur ce dernier point, parue dans Le Monde daté du 18 août 2009, se révèle particulièrement éclairante l’analyse de Philippe Dobler et Olivier Saulpic, professeurs associés au département contrôle et pilotage des organisations - ESCP-EAP. Nous la retranscrivons ici, pour ceux qui avaient la chance d’être en vacances (du moins en vraies vacances... ) et qui l’auraient de ce fait manquée.




« L'échec de l'évaluation des ministres, ou les limites de la culture du résultat »

« L'évaluation est aujourd'hui au coeur des réformes en cours, notamment dans les hôpitaux, les universités et de nombreuses administrations (mais aussi d'évolutions dans les entreprises). On ne sait pas bien ce que recouvre le terme de " culture de résultat " qui sous-tend ces réformes, mais il semble légitimer des pratiques d'évaluation des individus sur la base d'un nombre le plus réduit possible d'indicateurs chiffrés, diffusés largement selon un principe de transparence et associées à des systèmes formels de sanction-récompense que l'on souhaite le plus objectif possible.

Le discours qui entourait la mise en place du tableau de bord des ministres il y a environ deux ans s'inscrivait tout à fait dans ce mouvement de diffusion d'un esprit - la " culture de résultat " - qui assoirait la " professionnalisation " des ministres. Il était précisé que l'évaluation devait servir à analyser les effets de leur action et à prendre des mesures pour améliorer la performance. C'est d'une certaine façon le discours standard et semble-t-il de bon sens qui justifie à la fois le principe de l'évaluation, mais aussi, et c'est cela qui pose problème, le mode spécifique de mise en oeuvre de l'évaluation décrit précédemment. Or force est de constater que l'expérience n'a pas été concluante.

Quelques mois après la mise en place de ces tableaux de bord et alors qu'il s'agissait d'évaluer les réalisations par rapport aux objectifs, les propos du premier ministre montraient déjà que la pratique s'avérait plus complexe que ce que les discours laissaient entendre. En effet, plus question d'évaluation des ministres ni de transparence. Selon les termes du premier ministre, le 11 septembre 2008, " l'évaluation chiffrée des ministres - s'est transformée en - point d'étape sur la feuille de route confiée à chacun ".

Matignon se refusait d'ailleurs (Le Monde du 5 septembre 2008) à diffuser les indicateurs car " faire filtrer de mauvais indicateurs se traduirait par une sanction publique des ministres ". Au grand dam des médias qui auraient souhaité décerner médailles et bonnets d'âne. Pour autant, les ministres ne savaient pas très bien sur quel pied danser et n'étaient pas clairs sur les finalités de l'exercice : " entretien formel ", selon M. Fillon, mais informel selon Eric Woerth car " aucun membre du gouvernement ne semble avoir été rappelé à l'ordre ". Plusieurs d'entre eux s'évertuaient d'ailleurs à montrer que leur entretien s'est bien passé comme s'ils avaient craint les sanctions.

Plus récemment, il est frappant de constater qu'à l'occasion du remaniement ministériel il n'a été fait aucune référence aux objectifs qui leur avaient été assignés lors de la mise en place de ces tableaux de bord pour justifier le maintien ou l'éviction de tel ou tel ministre.

Ainsi, ceux-là mêmes qui clamaient haut et fort l'intérêt d'une démarche d'évaluation fondée sur quelques objectifs chiffrés, la transparence sur ces objectifs et des systèmes de sanction-récompense jugent-ils, après expérimentation, non pertinent de l'appliquer à eux-mêmes.

Mais, plutôt que de blâmer ce revirement et ces hésitations sur la nature de l'exercice et de demander que l'on revienne au projet initial, il nous semble important de souligner qu'ils démontrent que ce projet repose sur un mythe au-delà des spécificités du management public. Puisque ce type de démarche n'est pas pertinent pour les ministres, il est probable qu'il ne le soit pas non plus dans de nombreux autres contextes - y compris dans le secteur dit privé -, alors que les discours proclament le contraire.

De nombreux travaux académiques témoignent déjà de manière rigoureuse des risques de ces méthodes (en terme d'impact sur la performance - risque de focalisation sur le court terme, impact négatif sur les capacités d'innovation, la coopération ou la coordination, confusion entre l'évaluation des activités et des individus - et d'effets sur les individus - la corrélation entre ces pratiques et l'accroissement de la souffrance au travail est de plus en plus documentée, en particulier par la psychopathologie du travail) et de l'existence de nombreux autres moyens de pilotage de la performance (par les règles, par les pairs, etc.) souvent déjà largement mises en oeuvre avec succès dans les organisations dans lesquelles on souhaite introduire la culture de résultat.

Il ne s'agit pas ici pour nous - enseignant en contrôle de gestion - de nier l'intérêt de la mesure de la performance et de l'évaluation, mais de montrer qu'il faut sortir de ces discours simplistes pour favoriser l'émergence de pratiques associant plusieurs modes de contrôle et permettant une utilisation intelligente des systèmes de mesure (ce qui ne semble pas le cas dans les projets de mise en place de primes sur objectifs par exemple pour plusieurs catégories de fonctionnaires).

Mais, bien qu'on en connaisse les limites qui ont été illustrées au plus haut niveau en l'occurrence ministériel, mais aussi les conséquences négatives sur les individus et l'économie, ces discours par trop simplificateurs comme celui sur l'efficacité en toutes circonstances de l'association transparence-indicateurs-incitations qui accompagnait la mise en place des tableaux de bord des ministres continuent à justifier des pratiques dangereuses derrière des principes semblant relever du bon sens. C'est un bon exemple des conséquences inquiétantes de ce que l'on nomme " pensée unique " ! » © Le Monde


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire