vendredi 10 juillet 2009

Stupeur sans tremblement...

Trouvé sur un forum d'Aujourd'hui le Japon sur le sujet « Travailler au Japon »

Non seulement, un tel récit apporterait de l'eau au moulin de ceux qui auraient plutôt tendance à penser qu'il y a un grand fond de vérité dans cette expérience d'un stage en entreprise japonaise relatée dans le roman d'Amélie Nothomb, Stupeur et Tremblement ; mais encore, certaines descriptions du pseudonommé Clem donneraient à penser qu'il s'agit d'une université française (pour ne pas parler des entreprises du même pays que — noblesse académique oblige — nous sommes censés connaître beaucoup moins). Par exemple :
1. « Dans les premières semaines de travail, j'essayais beaucoup d'exprimer mon opinion, toutefois je me suis rendu compte que cela était souvent contre-productif : l'aîné a souvent raison par défaut. Il faut suivre les aînés, surtout pas leur dire qu'ils devraient faire telle ou telle chose. Impossible de discuter avec eux sur le fait qu'ils se trompent parce qu'ils ne disposent pas de connaissances/informations suffisantes ou ne voient pas les choses de la bonne façon. Je me limite donc à leur expliquer les faits, et garde le reste pour moi. Cela m'a demandé beaucoup d'efforts de me taire, mais c'est ce qu'il leur faut. Au fur et à mesure, avec les mois et les années ils commenceront vraiment à m'écouter. Entre temps, j'obéis à leurs ordres ». Il est vrai qu'il faudrait remplacer le terme « aîné » par « plus gradé », ou encore « protégé par plus puissant que son éventuel protecteur » ! On comprendra mieux peut-être la méfiance des désormais siglés E-C devant le renforcement des pouvoirs des « aînés »...
2. « Forcément, les Japonais qui sont dans la boîte depuis des décennies ont un avantage : ils ont tissé des relations dans les différents départements au cours de leurs mutations internes, et donc peuvent obtenir quelque chose de ces relations pour faire avancer les différents projets. Pour ceux qui ne connaissent pas l'organisation et les personnes, il est très difficile d'identifier qui fait quoi et à qui s'adresser sur tel ou tel problème. » Il suffit presque de remplacer « Japonais » par « E-C » et « boîte » par « université » !
3. « Quand les chefs s'y mêlent, enfin les choses avancent un peu, car le chef à [sic] le monopole de la décision. » « Ici, le manque d'autonomie de chacun ne permet pas d'obtenir de ses collègues ce que l'on souhaite ; à l'idéal c'est le chef qui donnera les ordres permettant d'obtenir un peu d'aide. » Ça se passe de commentaires... mais m'est avis que c'est à la base de la réforme en cours...
4. « Je suis conscient que c'est un territoire où je suis peu désirable : les Japonais ont une méfiance naturelle envers les Etrangers, et d'autant plus envers ceux qui essaient de s'intégrer.. "Peine perdue".. Un Etranger est un Etranger. » Même chose que pour 2 : remplacer « Japonais » par « E-C ».
5. « Je peux avoir des discussions avec les Japonais sur des thèmes de société (malheureusement, ils hésitent d'en parler pour ne pas encourager la discorde) », « Tous ces éléments pris en considération, ils ont certainement moins peur de moi que d'autres Etrangers qui ont une vie différente de la leur. » Idem... Des E-C ont moins peur d'autres E-C que des étrangers à l'université, c'est un fait...
6. « Combien de temps resterai-je ici, difficile à dire. Je me prépare par ailleurs au fait de ne pas réussir à m'intégrer. Je n'ai que 4-5 amis [...] Je souhaite de toute façon être réaliste et éviter d'être amer au moment où je réaliserai que tout n'a été qu'une farce  [...] reviendrai en France sans regrets. » Le problème c'est que, quand on est déjà en France, c'est difficile d'y revenir... enfin, il y a toujours la France idéale (Polnareff ? Ferrat ?)...
7. « Je termine ici ce long post, et m'excusant pour les nombreux raccourcis qui peuvent sembler exagérés. C'est pourtant la façon dont je ressens les choses »... Oui, oui, certes, bien sûr... mais n'y a-t-il pas là un peu d'universel ?

Texte complet de « Clem » (et voir les réponses et autres commentaires sur le Forum, très instructif !) :

Posté le 04-07-2009 à 06:38:48  profilanswer
 Je voulais faire part de mon expérience actuelle, dans une société japonaise où j'ai été embauché récemment.
C'est une grande société très connue, plutôt élitiste, et qui a lancé l'année dernière un grand projet international, nécessitant donc l'intervention d'Etrangers, qui sont majoritairement basés à Londres (La city, centre de la finance mondiale) mais également à Tokyo.
Un des Français basé à Londres a réussi à convaincre les Japonais de m'embaucher, pour mes capacités linguistiques anglais/japonais et mes compétences techniques IT/Finance.
Voilà pour le contexte, et en pratique, les choses se passent de la façon suivante.
 
Je parle quasi exclusivement japonais car la grande majorité des Japonais ne peut pas parler anglais. Le fait qu'il ne parle pas anglais est bien sûr relié au fait qu'ils n'ont pas d'expérience "internationale" : pas de séjour à l'étranger hormis quelques jours de vacances, pas de relations amicales/pro parmi les Etrangers.  
 
Ajouter à cela une société fière de ses 200 ans d'existence, un milieu de la finance très conversateur au Japon, cela donne un environnement particulier 'japonais'.
 
J'ai eu le droit à une welcome party (歓迎会), ce qui m'a rassuré sur leurs intentions de m'accepter dans leur équipe. Ils acceptent parfaitement de travailler en japonais avec moi, pas an anglais, malgré mon japonais encore imprécis (je suis au Japon depuis 3 ans seulement).
 
Toutefois à 29 ans, je suis encore jeune et le cadet de beaucoup de mes collègues. Dans les premières semaines de travail, j'essayais beaucoup d'exprimer mon opinion, toutefois je me suis rendu compte que cela était souvent contre-productif : l'aîné a souvent raison par défaut. Il faut suivre les aînés, surtout pas leur dire qu'ils devraient faire telle ou telle chose. Impossible de discuter avec eux sur le fait qu'ils se trompent parce qu'ils ne disposent pas de connaissances/informations suffisantes ou ne voient pas les choses de la bonne façon. Je me limite donc à leur expliquer les faits, et garde le reste pour moi. Cela m'a demandé beaucoup d'efforts de me taire, mais c'est ce qu'il leur faut. Au fur et à mesure, avec les mois et les années ils commenceront vraiment à m'écouter. Entre temps, j'obéis à leurs ordres, et fais mon possible pour jouer sur des terrains où j'ai ma valeur ajoutée : parler directement aux Etrangers, obtenir des informations que je vais pouvoir transmettre aux Japonais.
 
Car les Etrangers et les Japonais, s'ils travaillent ensemble, n'ont pas la même vision du travail, et hormis les problèmes évidents de langue, ne se comprennent pas. Ils se méfient les uns les autres ; pas de mélanges, les Japonais d'un côté et les Etrangers de l'autre. Certains étrangers en deviennent paranos : on les embauche, leur demande de prendre en charge un projet, mais ils sont isolés et ne comprennent pas comment ils doivent travailler dans cet environnement où, paradoxalement, rien n'est formalisé. En effet, la clé du travail c'est de connaître les gens et de s'adresser à eux directement. Forcément, les Japonais qui sont dans la boîte depuis des décennies ont un avantage : ils ont tissé des relations dans les différents départements au cours de leurs mutations internes, et donc peuvent obtenir quelque chose de ces relations pour faire avancer les différents projets. Pour ceux qui ne connaissent pas l'organisation et les personnes, il est très difficile d'identifier qui fait quoi et à qui s'adresser sur tel ou tel problème.
 
Du coup, la clé est d'aller voir tout le monde, discuter quelques minutes sur des sujets banals, ensuite demander l'avis sur telle ou telle question. La plupart du temps la personne ne connaît rien du sujet, et l'on pourrait penser que c'est une perte de temps.
On fait des réunions à 5-6, pendant 1h, juste pour se demander qui va pouvoir nous aider et sans arriver à une conclusion. Très peu de documents sont rédigés, et chacun à une certaine idée en tête. La langue japonaise, par ses nombreuses imprécisions, et la culture japonaise elle-même, empêchent d'avoir une attitude "aggressive" à l'occidentale. Ici, chacun fait de son mieux, travaille de 8h à 21h (plutôt léger comme horaires, car notre société adhère fortement à la politique "Work, Life Balance" ), demande gentillement à ses collègues de réfléchir sur telle ou telle question, bref c'est une façon de travailler très molle, basée sur la nécessité d'obtenir l'adhésion de tous sur la marche à suivre, et faire preuve d'humilité sur ses propres capacités. L'individu ne peut rien ici. Le groupe peut. Quand les chefs s'y mêlent, enfin les choses avancent un peu, car le chef à le monopole de la décision. Les Occidentaux, eux, sont plus aptes à mettre de la pression sur leurs collègues, obtenir des résultats en temps, être impératif, prendre des décisions d'eux-même quand il le faut. L'autonomie est la clé.
 
Ici, le manque d'autonomie de chacun ne permet pas d'obtenir de ses collègues ce que l'on souhaite ; à l'idéal c'est le chef qui donnera les ordres permettant d'obtenir un peu d'aide.
 
Autres signes de distinction proprement nippons :
- la présence d'Office Lady qui arrive tous les jours à 8h40 et repart à 17h15 (horaires minimums), et n'a aucune responsabilité et de toute façon fait tout pour les éviter.
- l'embauche de 4 jeunes diplômés dont aucun n'a étudié la finance alors qu'ils vont travailler dans un secteur à la pointe d'instruments financiers complexes
- le port du 社章, sorte de pin's porté sur le costume et qui représente le logo de l'entreprise
- lancement officiel de "Cool Biz'" le 1er juin : il est possible de ne pas porter la veste ni la cravate ; toutefois il faut porter un badge précisant "C'est l'été, nous vous prions de nous excuser de ne pas porter de veste ni cravate"
- Système de courrier interne dont le transport est assuré par les OL de chaque département
 
 
Mon attitude peut être discutable : je fais des efforts pour m'intégrer. Horaires à rallonge, réunions interminables, discussions vaines, humilité et mutisme parfois.
Je suis conscient que que c'est un territoire où je suis peu désirable : les Japonais ont une méfiance naturelle envers les Etrangers, et d'autant plus envers ceux qui essaient de s'intégrer.. "Peine perdue".. Un Etranger est un Etranger. Il ne comprend pas le 根回し,est bien trop rustre dans son comportement et n'a pas subi les conséquences de la chute de l'Empire japonais et l'explosion de la bulle. Qu'il prenne l'argent qu'on lui donne (ca coûte cher un étranger s'il est compétent..), fasse son travail et rentre dans son pays.
Je joue le contrepoint : j'avoue qu'il y beaucoup de choses que j'ai à apprendre sur la société japonaise, les mentalités, la culture, la façon de faire. Je ne cache pas mes faiblesses. Toutefois j'ai un désir d'apprendre sans limite, et je VIS comme un Japonais. Pas de roppongi, de starbucks et de hamburgers, pas de retour en France prévu, un avenir envisagé au Japon à long terme. Je vis dans la 下町 aux abords de Tokyo, sors peu et évite soigneusement de traîner trop avec les Français pour ne pas m'engager dans la facilité de parler Français, mange uniquement Japonais, suis marié à une Japonaise (qui n'a jamais été un 'sleeping dictionary'). Je ne fais pas d'efforts : j'apprécie véritablement ma vie actuelle.
 
Je peux avoir des discussions avec les Japonais sur des thèmes de société (malheureusement, ils hésitent d'en parler pour ne pas encourager la discorde), ou des sujets plus légers, passant un certain temps à regarder la télévision et appréciant particulièrement le 漫才. Cela facilite beaucoup le contact.
 
Tous ces éléments pris en considération, ils ont certainement moins peur de moi que d'autres Etrangers qui ont une vie différente de la leur. Evidemment, ils ont beaucoup de clichés et imaginent souvent le pire, que rien ne les réunit et que toute discussion est vaine.
 
Combien de temps resterai-je ici, difficile à dire. Je me prépare par ailleurs au fait de ne pas réussir à m'intégrer. Je n'ai que 4-5 amis Japonais (encore moins d'amis Français au Japon par ailleurs), et ne cherche pas à tout prix à m'entourer. Je souhaite de toute façon être réaliste et éviter d'être amer au moment où je réaliserai que tout n'a été qu'une farce : je ne serai plus désirable, et naturellement quitterai mon boulot; reviendrai en France sans regrets.  
 
Je termine ici ce long post, et m'excusant pour les nombreux raccourcis qui peuvent sembler exagérés. C'est pourtant la façon dont je ressens les choses, donc avis au lecteur de vous méfier de la vision subjective dont je dispose, mon expérience pro japonaise étant encore très limitée. Toutefois je suis sûr que certains Français se reconnaîtront et se sentiront moins seuls : à vos commentaires ! 

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