mercredi 10 juin 2009

   Sur l'université et la société française, on trouvera des idées et analyses intéressantes dans l'interview de Madame Monique Canto-Sperber, spécialiste de philosophie grecque et de philosophie morale et politique, membre du Comité consultatif national d'éthique, directrice de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. Interview parue dans La Tribune du mercredi 10 juin 2009 :
   Par rapport aux réaction de certains « réactionnants réactionnaires » sur les sites en ligne de certains journaux, et aux réponses d'Yves Madiran (cf. messages précédents), c'est-à-dire principalement par rapport à cette articulation entre morale et politique dont Madame Canto-Sperber est spécialiste, cette interview permet d'approfondir la réflexion.
   Madame Canto-Speber part du présupposé pessimiste que la nature humaine n'est pas morale, n'est pas fondamentalement bonne. Répondant à une question sur la crise économique, elle affirme  d'emblée que :
   « Le fait que des êtres humains cherchent le plus grand profit ne m'étonne pas, il serait naïf de penser changer la nature de l'homme. En revanche, les règles qui encadrent les comportements, et les sanctions que leur violation entraîne, doivent être mieux définies. Car  quelle que soit l'activité, prendre des risques qu'on ne parvient plus à identifier, et qui affectent de façon dramatique de nombreuses personnes qui ignorent la nature de ces risques, est une attitude irresponsable à l'égard de la société. »
   Il s'agit bien donc, selon cette analyse, de donner une réponse d'ordre proprement politique, sous la forme d'une « régulation » menée sans doute avec les moyens coercitifs de l'État, à une crise dont l'origine serait à rechercher dans une nature de l'homme “ mauvaise ” (position anti-socratique et anti-rousseauiste). Certes, notre éminente philosophe ne cache pas ensuite combien une telle régulation est peu aisée :
   « C'est nécessaire pour amorcer un sursaut. Mais, il est difficile de trouver des régulations adaptées, qui ne soient pas assez vite contournées. Il y a des mesures évidentes à prendre, en matière de sanctions, d'explicitation des risques, de restriction de certains types d'opérations aventureuses. »
   Cette position de principe : la nature humaine est fondamentalement mauvaise et il faut la réguler, conduit ensuite (enfin, dans l'article) Madame Canto-Sperber à évoquer des scénarios plutôt pessimistes pour un avenir plus ou moins rapproché :
   « en cas de crise climatique dramatique, de pandémie, ou d'autres événements catastrophiques, le retour à des formes de gouvernement plus autoritaires n'est pas exclu. » Attention donc aux grippes mexicaines ou asiatiques !
   On peut constater dès lors une certaine contradiction dans l'analyse, à ce stade *.
   En effet, tout en reconnaissant l'exigence de régulations fortes, la directrice de l'École normale supérieure, prône, en sens contraire, une libéralisation des modes de gouvernance à la française (dont la meilleure illustration serait sans doute la gestion du conflit des universités par Madame Pécresse, mais cela Mme Canto-Sperber ne le dit ni ne le suggère). Ainsi :
« En France, accepter la divergence des opinions, reconnaître le conflit des intérêts et donc la nécessité de construire des compromis de manière responsable reste encore difficile. » 
   C'est le moins qu'on puisse dire... Et c'est presque dire aussi que nous sommes déjà (« historiquement », ou structurellement) dans le processus qui conduit au « retour [?] de formes de gouvernement plus autoritaires ». D'ailleurs l'analyse de Madame Canto-Sperber le précise de façon sombrement pessimiste :
   « En raison de l'histoire politique et institutionnelle française, les forces sociales et les individus sont considérés comme des formes de danger pour le bien public qui, lui, serait incarné et mis en œuvre uniquement par l'Etat. Cette façon de voir tend à déresponsabiliser aussi bien les individus que les entités sociales. »
   TOUTEFOIS, une porte de sortie resterait ouverte : 
   « Si nous parvenons à sortir de la crise que nous connaissons aujourd'hui, on peut raisonnablement penser que les sociétés développées iront vers des modes d'autogouvernement plus efficaces, même en France, car nos concitoyens ont conscience que c'est la seule formule d'avenir. »
   On notera au passage le « même », de « même en France » ! Mais on peut voir là surtout un retour à l'idéalisme, contradictoire avec la métaphysique de la nature mauvaise de l'homme. Est-il vraiment possible de prôner d'une part la nécessité d'une régulation quasi étatique de cette nature individuelle mauvaise, et de voir, d'autre part, un espoir dans le développement de formes citoyennes (non anarchiques, ou anarchistes, ou autogestionnaires) d'autogouvernement ? C'est d'ailleurs là toute l'ambiguïté contenue dans la LRU de Madame Pécresse, « loi relative aux libertés et responsabilités des universités », qui porte en elle les contradictions que nous croyons déceler aussi dans la réflexion de Madame Canto-Sperber. Libertés et responsabilités = régulation étatique et autogouvernement**. Autant dire la quadrature du cercle !
   C'est en tout cas là du moins que réintervient l'université (et plus globalement, l'éducation, la formation) avec une exigence éthico-politique dont elle serait par nature porteuse et qui dépasse les simples critères moraux traditionnels mis en avant par nos « réactionnants » professionnels des sites journalistiques aussi bien que les présupposés métaphysiques sur la nature humaine :
   « Notre devoir est de nous préparer moralement et intellectuellement à plusieurs scénarios possibles. L'histoire des deux derniers siècles nous a enseigné de multiples façons que des acquis démocratiques, et l'exigence de liberté, peuvent être remis en cause, d'où la nécessité de toujours être prêt à défendre ces acquis par la pensée et l'action. »
   Cette préparation morale ET intellectuelle, on peut se demander, d'un côté, pourquoi elle ne concernerait que les facultés des sciences sociales et humaines, et, d'un autre côté, au vu des habitudes de recrutement des entreprises françaises, très différentes en cela comme le souligne elle-même Mme Canto-Sperber des entreprises anglo-saxonnes, on peut penser que ce n'est pas demain la veille que ces entreprises concluront avec elle que, « Les études littéraires, sérieusement suivies, sont une remarquable formation de l'esprit, qui prépare l'étudiant à de nombreuses activités professionnelles. » À supposer d'abord, comme le souhaite avec raison Madame la directrice de l'École normale supérieurs, que ces études soient beaucoup mieux encadrées et loties qu'elles ne le sont, du moins en dehors des Écoles normales supérieures...

* Nous ne suivons pas ici l'ordre de l'interview et des questions posées par le journaliste, mais essayons de retrouver l'articulation logique sous-jacente aux réponses ; nous en renversons même complètement l'ordre qui va des problèmes spécifiques, et même très catégoriels, de l'université à la situation socio-politico-économique française dans laquelle ils se situent. Nous partons de l'analyse de cette situation dont le présupposé métaphysique semble bien être ici en effet celui d'une nature humaine fondamentalement mauvaise pour revenir aux problèmes de l'université abordés au début de l'interview.

** Note ajoutée le 12 juin. Sur le site :
nous trouvons une réponse de la CPU (Conférence des Présidents d'Université) répondant à un courrier de Bernard Belloc, conseiller du président de la République en matière d'éducation. Il s'agit d'une analyse des difficultés rencontrées par les 18 présidents des universités bénéficiant des responsabilités et compétences élargies (RCE) depuis le 1er Janvier 2009 :
« Les 18 universités se trouvent aujourd’hui dans la situation paradoxale d’être à la fois dotées de libertés et mises sous tutelle, tant l’autonomie accordée par la LRU est associée au renforcement d’un contrôle rigoureux et surtout a priori. L’interprétation qui prévaut conduit à penser que les ministères concernés (MESR/MEIE), qui devraient accorder leur confiance, expriment dans les faits leur scepticisme sur la capacité des universités à être autonomes et continuent d’exercer une surveillance pesante et un encadrement relevant d’un contrôle renforcé a priori.
A titre d’exemples, citons la vérification tatillonne du contenu et de la rédaction des délibérations, les justifications croisées et répétées à fournir dans le domaine budgétaire, le contrôle minutieux sur les emplois, la demande de comptes trimestrielle (au lieu d’annuelle) pour l’utilisation des crédits de sécurité, pour l’utilisation du plafond d’emplois et de la masse salariale, le triple plafond de gestion, etc. L’application de la lettre des textes, ou des pratiques anciennes, s’opère au détriment de l’esprit nouveau voulu par le législateur. De surcroît, l’arsenal réglementaire n’est pas totalement adapté au principe d’autonomie. »
Nul doute que les technocrates ministériels ne partagent le point de vue de Madame Canto-Sperber sur la nature humaine, surtout celle des universitaires. D'un autre côté, on peut le comprendre quand on lit ce qui se passe dans des universités comme celles de Rouen ou Lyon III, par exemple...
Sur ce dernier exemple, un courrier du 12 juin ;
Objet : Guyot

Le Cneser disciplinaire prononce à nouveau la mise à la retraite d'office de Gilles Guyot, ancien président de Lyon-III

Le Cneser statuant en matière disciplinaire, mardi 9 juin 2009, a de nouveau prononcé la mise à la retraite d'office de Gilles Guyot, président de l'université Jean-Moulin Lyon-III de 1997 à 2002. Le 10 juin 2008, l'instance disciplinaire du Cneser avait déclaré Gilles Guyot coupable de « favoritisme », « prise illégale d'intérêts » et de pratiques gestionnaires « contraires à l'honneur et à la probité ». Le Conseil d'État avait, par une décision rendue le 20 mars 2009, annulé la sanction de la mise à la retraite d'office et renvoyé l'affaire devant le Cneser.


En déplacement à l'étranger, l'actuel président de Lyon-III, Hugues Fulchiron, « prend acte de la décision du Cneser, sans commentaire particulier », indique la directrice de communication de l'université, France Laredo. « A son retour, lundi 15 juin, le président enclenchera les procédures administratives. »

Par ailleurs, jeudi 11 juin 2009, l'association d'étudiants de 
Lyon-III, Hippocampe, a adressé une lettre ouverte à Valérie Pécresse, « au sujet de la position du recteur Debbasch dans le dossier, qui devrait logiquement conduire à sa démission » et « au sujet des frais d'avocats de Gilles Guyot toujours payés par Lyon-III ». Rappelant « les engagements sur l'honneur » pris par la ministre de l'Enseignement supérieur et de la recherche le 23 mai 2007 (notamment « de requérir une sanction exemplaire » dès lors que les condamnations pénales de Gilles Guyot seraient définitives), l'association dénonce « la position démissionnaire » de Roland Debbasch, recteur de l'académie de Lyon. Lors de l'audience du Cneser, la secrétaire générale de l'académie de Lyon, Brigitte Bruschini, a fait savoir que le recteur « s'en remettait à la sagesse de la juridiction » et « n'avait aucune observation à faire sur ce dossier », rapporte Hippocampe.

REMBOURSEMENT DES FRAIS DE JUSTICE

Hippocampe demande également à la ministre « le remboursement, au titre de l'action récursoire de l'Etat, des frais de justice engagés par l'université au bénéfice de Gilles Guyot », frais qui représenteraient « une somme de plus de 100 000 euros ». Selon l'association, « les fautes pénales pour lesquelles Gilles Guyot a été condamné, et notamment la prise illégale d'intérêt, peuvent être difficilement considérées comme des fautes de service » et l'action récursoire « promise » par Valérie Pécresse « se fait toujours attendre ». 

Sur le plan pénal, après une confirmation le 27 février 2008 par la cour d'appel de Lyon des jugements prononcés en première instance (par le tribunal de grande instance de Lyon, le 30 mars 2007), Gilles Guyot s'est pourvu en cassation. Dans un arrêt du 17 décembre 2008, la Cour de cassation a rejeté ce pourvoi, rendant ces condamnations définitives.

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Gregory Lee
Vice Président (recherche) 
Premier Vice-Président
Université Jean Moulin-Lyon 3
Directeur, IETT Equipe d'accueil 4186


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