mercredi 3 juin 2009

Gambarimashou !

« La matière première du courage, c’est le temps »



Dans un de ses derniers livres, intitulé De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Nouvelles éditions Lignes, 2007), Alain Badiou, écrivain, philosophe, professeur à l’École Normale Supérieure, se lance dans un long développement sur la notion de « courage », développement placé tout d’abord sous l’autorité de Socrate, tel que mis en scène dans le dialogue de Platon, le Lachès, du nom d’un valeureux général athénien ayant combattu pendant la guerre du Péloponnèse (Cf. anciens messages). Peut-être devons-nous en effet, en ces temps difficiles, « impossibles », méditer sur le « courage » qui, selon Badiou, n’a de valeur, contrairement à l’héroïsme, que lorsqu’il s’inscrit dans la durée.


« Alors je définis le courage comme la vertu qui se manifeste par l’endurance dans l’impossible. Il ne s’agit pas seulement de rencontrer l’impossible, de l’expérimenter. Car nous n’avons encore là que l’héroïsme, un moment d’héroïsme. Or, l’héroïsme est plus facile que le courage, au bout du compte. L’héroïsme c’est quand on fait face à l’impossible. Il a été toujours représenté comme une posture, éventuellement sublime, parce que c’est le moment où l’on se tourne vers l’impossible, c’est-à-dire vers le réel requis, et qu’on lui fait face*. Le courage est distinct de l’héroïsme parce qu’il est une vertu, et non un moment ou une posture. Il est une vertu qui se construit. Comprenons que pour nous autres, matérialistes de l’événement et de l’exception**, une vertu ce n’est pas quelque chose qu’on a déjà, une sorte de disposition, qui fait qu’il y a, par exemple, des courageux et des lâches***. Une vertu se manifeste dans des pratiques qui construisent un temps particulier, sans égard aux lois du monde et sans égard aux opinions qui supportent ces lois. Si l’héroïsme est la figure subjective du faire-face à l’impossible, le courage est la vertu d’endurance dans l’impossible. Le courage n’est pas le point, mais la tenue du point****. Ce qui demande du courage est de tenir dans une durée différente de la durée imposée par la loi du monde**. La matière première du courage, c’est le temps.

    On peut dire cela d’une façon qui paraît particulièrement bête : le courage, c’est de ne pas être trop vite découragé. Il faudrait écrire dé-couragé, et entendre le courage comme une vertu exclusivement active dans le temps : le courage, c’est le couragement, que défait le dé-couragement. Nos amis les ouvriers venus d’Afrique le disent très clairement dans leur langue inventée, aussi rigoureuse que savoureuse. Un des buts du travail politique, selon eux, c’est de « courager  » les gens. Mais on doit aussi reconnaître que lorsque la situation générale est particulièrement mauvaise, par exemple après l’élection de Sarkozy, beaucoup de ceux qu’ils connaissent « ne sont pas couragés ». La vertu de courage, ils le savent dans l’action politique organisée, n’est pas un état, c’est ce qui traverse quelqu’un, le « courage » vigoureusement. En somme, comme toute vertu véritable, le courage est un verbe plutôt qu’un nom. » (p. 96-98)


Notes :

* Cette description de l’« héroïsme » correspond particulièrement bien à ce que le cinéma hollywoodien nous en donne à voir. On se souvient aussi que « faire face » était la devise de Georges Guynemer (1894-1917), pilote héroïque de la Première Guerre mondiale, devise que L'École de l'Air de Salon-de-Provence a faite sienne. Le « réel requis » = demander (et réussir) l’impossible ? 

** « matérialistes de l’événement et de l’exception » = nous qui considérons que l’événement et l’exception, autrement dit, l’événement exceptionnel, n’est en rien divin ou transcendant. Il reste cependant inattendu et « transcendantal », comme le suggère par ailleurs Badiou, par rapport à la quotidienneté. Il peut même être provisoirement et historiquement salvateur. On peut attendre plus, en tout cas, de l’évolution historique, et des hommes qui éventuellement pèsent sur elle, que ce qu’on peut actuellement lire ou deviner dans la réalité En lisant Badiou, on ne peut néanmoins s’empêcher de voir dans quelques unes de ses lignes, et tout « matérialiste » qu’il puisse être, un reste de messianisme, ou une espérance proprement religieuse. N’écrit-il pas plus loin : « Ce qui demande du courage est de tenir dans une durée différente de la durée imposée par la loi du monde » ?

*** Ce que l’on peut justement critiquer dans le manichéisme hollywoodien...

**** Le «  point », ici, signifie un principe d’action, un impossible « possible ». Alain Badiou en propose 8 dans un chapitre précédent. Ex. : « Point 1. Assumer que tous les ouvriers qui travaillent ici sont d’ici, doivent être considérés égalitairement, honorés comme tels, et singulièrement les ouvriers de provenance étrangère. » ; Point 2. L’art comme création, quelles que soient son époque et sa nationalité, est supérieur à la culture comme consommation, si contemporaine soit-elle. On a quantité de lieux pour affirmer de ce point la validité et la pertinence. Les médias et les écoles notamment. En particulier quand il s’agit de soutenir, par exemple, que Le dit du Genji, publié au XIe siècle au Japon par Dame Murasaki Shikibu, est incommensurablement supérieur à tous les prix Goncourt des trente dernières années. » Ce dernier exemple paraît très bien choisi, non ? Bien sûr, j’aurais personnellement préféré Natsume Sôseki ou Nakahara Chûya à Dame Murasaki Shikibu, mais, bon... encore que cette utilisation un tant soit peu élitiste et exotique du Genji par Alain Badiou puisse affaiblir quelque part la pertinence de son point 2... s’il n’y avait la section de japonais du Mirail...

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