vendredi 12 juin 2009

La Princesse de Clèves

Paru dans Libération, ce texte mérite d'être lu et relu :

Une princesse contre le Président


Par HÉLÈNE MERLIN-KAJMAN - Ecrivaine, professeure à l’université Sorbonne nouvelle-Paris-III


Nous voici donc tous en train de lire la Princesse de Clèves, transformant une lecture littéraire en acte politique. Mais pour donner à ce geste singulier sa pleine valeur, peut-être faut-il bien entendre la désormais célèbre phrase de Nicolas Sarkozy sur le roman de Mme de La Fayette. Deux petits mots, notamment, retiennent l’attention : «Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents [d’un concours d’attaché d’administration] sur la Princesse de Clèves.» Un «sadique», un «imbécile» ?

Il n’est pas nécessaire de se pencher sur l’inconscient du chef de l’Etat pour comprendre l’espèce de miroir inversé que le roman lui tend et, au-delà de lui, tend à notre société.

Un homme, le duc de Nemours, renonce à épouser la reine d’Angleterre par amour pour une femme, Mme de Clèves, dont il ne gagnera pas pour autant la possession. Une femme renonce à la jouissance amoureuse pour des raisons en partie énigmatiques mais qui ont à voir avec une parole donnée à des êtres disparus.

Les corps ne font pas l’objet d’un commerce immédiat : une femme oblige un homme, et non des moindres, à faire passer la consommation au second plan de ses préoccupations ; lui, d’homme à femmes prédateur qu’il était, se métamorphose pour faire respectueusement sa cour à la femme aimée, tandis qu’elle-même prend conscience de sa propre consistance et de sa propre intériorité en se refusant à cet homme pourtant parfaitement séduisant. Dans une langue retenue, pleine de réserve et d’intelligence, le roman témoigne du procès de civilisation qui marque le début de l’âge moderne, non sans en interroger les insuffisances et les limites.

Ne seraient ce pas cette civilité, cette retenue, cette patience, ce souci constant de la forme et de la bienséance qui, dépréciant la jouissance immédiate, semblent imbéciles et même sadiques à un Sarkozy qui nous donne en permanence le double exemple de la grossièreté la plus brutale et de l’agitation la plus fébrile ?

Dans le discours tenu devant l’UMP le 23 février 2006 où il en vient à évoquer le crime de vouloir faire étudier la Princesse de Clèves à une guichetière - risquant de donner à cette dernière, par hypothèse, la conscience d’une supériorité féminine civilisatrice -, Sarkozy exalte au contraire «le professeur dont on se souvient vingt ou trente ans après qui, à force d’expérience, a adapté sa propre méthode, ses propres trucs parce qu’il aime ses élèves». L’enseignement, qui ne doit pas passer par l’œuvre classique, est supposé s’apprendre sur le tas et s’exécuter dans l’instant, à la hussarde, sans mémoire ni transmission. C’est bien la philosophie qui gouverne les réformes dont l’université est actuellement la cible.

Deux ans plus tard, une autre proposition pédagogique de Sarkozy a fait grand bruit : chaque élève de CM2, pensait le président de la République, devait parrainer un enfant tué dans les camps pendant la Seconde Guerre mondiale afin de donner à ce dernier une vie posthume. Une cohérence se dessine, sinistre : transmettons aux enfants des fantômes plutôt que des personnages à imaginer, la hantise plutôt que le plaisir critique et l’émotion esthétique. Soumettons leur conscience à l’horreur du sort fait aux enfants déportés plutôt que de les inviter à la nourrir d’un monde de belles formes et de sentiments subtilement analysés. Le passé ne doit pas s’appréhender par le détour de la culture et de ses disciplines mais doit envahir la personne pour la figer dans l’effroi. Tout doit être immédiat et saisir : la terreur du trauma ; le mouvement perpétuel ; la recherche du profit le plus grand, de la jouissance la plus intense pour ceux qui peuvent ; pour les autres, la répression tiendra lieu d’éducation au besoin.

Le monde dont Sarkozy est le symptôme est un monde d’agitation sans mémoire où l’insulte et la violence, surgissant de partout, se diffusent dans le corps social. Pour résister à ce monde, suffira-t-il de lire, et de faire lire, la Princesse de Clèves ? Assurément non. L’acte militant est peut-être une étape indispensable, mais des professeurs peuvent être tentés de le faire durer dans l’acte de l’enseignement lui-même, au risque de contaminer la transmission littéraire de cette temporalité urgente dans laquelle nous attirent dangereusement le style présidentiel, et, plus largement, le néolibéralisme qu’il incarne.

Pour sortir du mélange d’agglutinement mortifère et de discorde violente où nous sommes potentiellement jetés, ne devons-nous pas plutôt inventer de nouvelles formes de civilité, de bienséance et de réserve ? Refonder la valeur de la rencontre avec ces textes «classiques» écrits pour la postérité, c’est-à-dire pour relier le passé au présent dans le sentiment d’une humanité commune ? Bref, chercher à procurer à la conscience le plaisir intérieur sans lequel elle n’a peut-être aucune chance de se développer ?

Eh oui, monsieur Sarkozy : I N T E R I E U R !

-------------------------------------------------------------------------------------------------

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire