jeudi 25 février 2010

schizophrénie (suite 5)

Alain Caillé - L'université dépérit au profit des grandes écoles
Propos recueillis par Bernard Poulet - 01/03/2010

Des moyens réservés à quelques établissements privilégiés, la pénurie pour les autres ; une autonomie scientifique et économique en trompe-l'oeil... Analyse des effets et des méfaits de la réforme Pécresse.

Les universités françaises sont gravement malades. L'an dernier, les réformes annoncées par le gouvernement ont provoqué des mois d'agitation, y compris parmi les mandarins apparemment les moins politisés. Quels sont les motifs de cette colère, qui semble retombée mais qui n'est pas éteinte ? Alain Caillé, docteur en économie et en sociologie, animateur de la revue du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (Mauss) et l'un des initiateurs du Manifeste pour la refondation de l'université française, explique ce qui fait la spécificité de l'institution universitaire, et les racines d'une crise qui affecte toute la société et notre économie.

Comment situer la réforme de l'université proposée par Valérie Pécresse et qui, l'an dernier, a provoqué sept mois de grève ?

Elle s'inscrit dans une stratégie mondiale engagée depuis une vingtaine d'années autour de l'idée de new public management, une norme universelle de "bonne gouvernance" qui devrait s'imposer dans tous les Etats. En France, cela a pris la forme de la Loi organique relative aux lois de finances, puis de la Révision générale des politiques publiques. Mais on a l'impression que ces réformes avancent masquées, sans jamais énoncer les principes au nom desquels elles se font. Valérie Pécresse l'a elle-même confessé en suggérant que l'université était "irréformable". On se contente de mettre en place des procédures "objectives" pour atteindre les fins recherchées sans jamais vraiment les dire. De plus, dans les pays où ces réformes ont été appliquées, elles vont dans le sens d'une décentralisation et d'une délégation de pouvoir aux administrés, alors qu'en France l'autonomie annoncée va de pair avec un renforcement de la centralisation et du contrôle du pouvoir central.

Néanmoins, les universités sont manifestement en crise profonde...

C'est vrai. Mais, en les vidant au profit de ce qu'on appelle les grandes écoles, on perd sur trois tableaux. D'abord, sur celui de la démocratisation, puisque les écoles sursélectionnent. Ensuite, sur le plan scientifique, car la plupart des enseignants des grandes écoles ne sont pas des chercheurs. Enfin, on retranche de plus en plus de la formation des élites françaises tout ce qui relève de la culture générale, pour en faire des élites gestionnaires qui ne se posent plus guère de questions et sont incapables d'affronter l'imprévu. Par exemple, en économie, la discipline est totalement segmentée, et plus un seul économiste "généraliste" ne comprend l'économie financière. On vient de le constater.

Ce qui se joue à travers la loi LRU [loi relative aux libertés et responsabilités des universités de 2007, dite "loi Pécresse" ou loi d'autonomie], c'est l'aval donné à un dépérissement de l'université face aux autres établissements d'enseignement supérieur, en particulier les grandes écoles, qui comprennent un grand nombre de moyennes et petites "grandes écoles" - de commerce, d'ingénieurs ou de gestion - de plus en plus privées. La réforme augmente un peu les moyens de quelques établissements privilégiés, et abandonne les autres à leur pénurie.

La société française fonctionne selon un système schizophrénique : elle est à la fois radicalement égalitariste et radicalement élitiste et monarchique. La dualité universités-grandes écoles assigne aux seules universités le pôle égalitariste, et aux grandes écoles, le pôle monarchique.

Mais quand Valérie Pécresse dit que l'université est irréformable, a-t-elle vraiment tort ?

Elle n'a pas complètement tort, en effet. Il y a une responsabilité conjointe des gouvernements successifs, formé par des élites qui connaissent peu la culture universitaire, et des universitaires eux-mêmes, qui n'ont pas réussi à créer leurs instances de débat ni à fonctionner comme une communauté. Sans parler des syndicats, qui agissent sur un mode essentiellement corporatiste.

Alors, pourquoi critiquez-vous aussi la décision d'accorder plus d'autonomie aux universités ?

Sur le papier, c'est très bien. En réalité, l'autonomie proclamée dans la loi LRU est doublement problématique. Parce que les ressources financières viennent toujours pour l'essentiel de l'Etat, les universités n'ont donc pas de véritables ressources propres, au contraire de leurs homologues américaines.

Ensuite, parce qu'on entretient une confusion entre autonomie de gestion et autonomie scientifique. Et ce qui a contribué à mettre le feu aux poudres, c'est que la loi LRU diminue l'autonomie scientifique des équipes universitaires, notamment du fait de l'accroissement des pouvoirs des présidents d'université. Or il n'y a d'université que pour autant qu'elle conserve une autonomie relative, tant par rapport à l'Etat qu'à l'égard du marché.

Pourquoi refusez-vous les systèmes d'évaluation qui sont en vigueur un peu partout ?

Il peut être utile d'essayer de mesurer les performances. Encore faut-il que les méthodes ne soient pas trop contestables. Prenons ce qui se passe en économie. Pour avoir le droit de passer l'agrégation, il faut avoir trente points dans son dossier. Et ces points s'acquièrent par la publication d'articles dans des revues homologuées et hiérarchisées. Or une publication dans la meilleure revue française rapporte deux points, alors que dans une revue standard américaine on en gagne huit.

Les indices bibliométriques sont souvent absurdes. Ainsi, dans les sciences dures, la revue la mieux classée selon l'International Science Information se retrouve cent quatre-vingt-quinzième dans le classement concurrent CiteSeer. Celle qui est deuxième dans le premier classement n'apparaît même pas dans le second. De manière plus générale, on substitue à l'évaluation par les pairs une évaluation extérieure. Et cela entraîne la tentation de trafiquer le thermomètre : au lieu de produire des articles intrinsèquement intéressants, on rédige pour être bien classé. C'est la politique du chiffre.

Enfin, l'expertise anonyme fait presque systématiquement triompher l'opinion moyenne et aseptisée, ce qui "doit être fait" dans la discipline. Toute opinion qui sort de ce cadre est évacuée. On a pu dire qu'avec une telle évaluation Einstein n'aurait pas été recruté.

Que pensez-vous du classement de Shanghai et du "processus de Bologne", qui voulait créer un "espace européen de l'enseignement supérieur" ?

La logique du processus de Bologne est celle de l'imposition d'une norme "quasi marchande", qui fait du savoir une marchandise fictive. Il est allé de pair avec l'idée du new public management et avec la volonté de lancer les pays européens dans une "économie de la connaissance" compétitive, passant par l'amélioration du classement mondial de nos universités. Or celui de Shanghai, en 2003, a traumatisé nos élites, qui n'ont même pas interrogé sa pertinence. Quel sens cela a-t-il de chercher à gagner des places dans un classement totalement biaisé qui survalorise les productions en anglais ou qui ne prend pas en compte les productions du CNRS ? Si le problème était d'améliorer nos classements, il suffirait de regrouper les universités, et elles remonteraient mécaniquement. Mais en réalité ça ne dirait rien de la qualité de leurs productions et de leur enseignement.

Les universités américaines sont pourtant célébrées par la plupart des chercheurs. Pourquoi refuser leur modèle ?

On ne peut pas plaquer sur le système français, produit d'une histoire particulière, des éléments périphériques du système américain. On ne peut pas imposer à tout le monde une grille d'évaluation qui ne valorise qu'un certain type de productions universitaires, et faire comme si, pour obtenir les mêmes résultats, il suffisait d'une organisation "à l'américaine", d'ailleurs impossible - ne serait-ce que parce que les logiques de financement n'ont rien à voir avec celles des Etats-Unis.

Je ferai également remarquer que le responsable des éditions de sciences humaines de Harvard, Lindsay Waters, dénonce la survalorisation - y compris aux Etats-Unis - des petits articles de revues au détriment des livres [L'Eclipse du savoir, Allia, 2008]. Car l'un des paradoxes, c'est aussi qu'on opère ces évaluations sans prendre en compte les livres publiés. Le livre s'adresse à une intelligence commune, alors que ces articles cultivent l'ésotérisme, l'hyperspécialisation jargonnante et autoréférentielle. Lindsay Waters parle d'une "crise du jugement". La cécité des spécialistes ne cesse de se renforcer. Dans le champ des sciences humaines, on est devenu à la fois de plus en plus intelligent et de plus en plus idiot. On a gagné en technicité, mais on a perdu la capacité d'analyse générale. C'est comme si en médecine il n'y avait plus que des spécialistes, et plus de généralistes capables de faire un diagnostic d'ensemble cohérent.

En France, quelques établissements comme Sciences Po-Paris, Dauphine ou HEC fournissent un modèle alternatif.

C'est en effet un modèle qui gagne du terrain. Sciences Po tend à devenir une véritable université à elle seule. Elle peut donner le sentiment que c'est un bon modèle, puisqu'il est très interdisciplinaire et exigeant. Mais ces établissements profitent doublement d'une concurrence déloyale. D'abord parce que, contrairement à eux, les universités ne sélectionnent pas leurs étudiants. Ensuite parce que ces établissements supposés plus autonomes utilisent, sous forme contractuelle, beaucoup d'enseignants qui viennent des universités et sont payés pour l'essentiel par elles.

On reproche aux universités de ne pas former à des métiers, leurs étudiants seraient inadaptés aux entreprises. N'est-ce pas fondé ?

Il faut éviter les confusions. Il est normal et nécessaire que les universités entretiennent des contacts avec les entreprises. Il n'en résulte pas qu'il faille subordonner toute la recherche et l'enseignement à la formation professionnelle. L'université doit transmettre un patrimoine de connaissances et de culture générale qui ne se réduit pas à des connaissances utilisables immédiatement. Si l'on subordonne ces objectifs à une priorité de recherche d'emploi, ce n'est plus une université.

Que faire, alors ?

Certaines mesures sont évidentes, telle la création de premiers cycles universitaires aussi attractifs par leur excellence que les classes préparatoires aux grandes écoles. L'obligation d'accueillir tous les bacheliers dans les universités ne doit pas se traduire par l'impossibilité de créer des cursus exigeants et attractifs. Il ne s'agit pas de reproduire le bachotage des classes préparatoires, mais de créer des collèges universitaires plus ouverts, plus inter-disciplinaires et plus branchés sur la recherche. Le défi est d'arriver à marier une norme d'égalité maintenue - droit d'accès à l'université - et une norme d'égalité de principe entre universités - avec une ambition d'excellence. C'est la condition pour sortir de l'affaissement généralisé.

Alain Caillé

Alain Caillé "prend au sérieux" l'oeuvre de Marcel Mauss, neveu et héritier spirituel d'Emile Durkheim, et tout particulièrement son Essai sur le don. A ce titre, il est un critique de l'"économicisme". Il est l'auteur de nombreux livres, dont Critique de la raison utilitaire (La Découverte, 1989), La Démocratie au péril de l'économie (Presses universitaires de Rennes, 2006) et La Reconnaissance aujourd'hui (CNRS Editions, 2009).


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