dimanche 7 mars 2010

Les méfaits annoncés de la LRU (15) : « comme en URSS... »





Lettre ouverte de Wolfgang Bertram, concernant sa démission de responsable de la spécialité "recherche" du Master de mathématiques à Nancy (6 mars 2010) Vandoeuvre, le 5 mars 2010

Un "comité de pilotage de la Mastérisation", instauré par les dirigeants des universités Lorraines, nous demande de mettre en oeuvre la "Mastérisation" pour la rentrée 2010. Je respecte la décision de la grande majorité des collègues de suivre ces ordres, forcés et malgré eux ; ils espèrent ainsi "sauver l’immeuble" de la formation des futurs enseignants. Quant au "Master Recherche", la question de "sauver l’immeuble" ne se pose même pas : la "Mastérisation" signifie sa mort certaine. Pour cette raison je démissionne de ma responsabilité, à partir du moment où cette réforme sera mise en place à Nancy.

J’ajoute quelques remarques, issues de mes expériences de responsable du Master recherche à Nancy depuis sa création en 2005, et aussi du Département de Formation Doctorale (DFD) mathématiques. Je n’ai pas l’illusion que ces remarques puissent aider à sortir de l’impasse actuelle, mais aucun régime n’est éternel, et il va bien falloir reconstruire quelque chose après.

1. Le "Master recherche" entre dans une nouvelle zone de turbulences sans jamais être sorti de sa phase expérimentale ou post-natale : les changements introduits par la "réforme LMD" étaient assez importants ; le Master recherche n’est pas la même chose que l’ancien DEA (contrairement au Master professionnel, qui a pu profiter d’une vraie continuité), et nous n’avons pas pu stabiliser ou équilibrer son fonctionnement pendant le premier quadriennat. Les "réformes" se suivent à un rythme de plus en plus accéléré, et toute notre énergie est consommée par la mise en place de nouveaux systèmes qui n’ont pas non plus vocation à durer (la fusion des universités lorraines rendra les nouvelles maquettes bientôt obsolètes). Rétrospectivement, on peut regretter qu’en France nous ne nous soyons pas déjà mobilisés contre le LMD (mobilisation toujours en cours chez nos voisins en Allemagne et en Autriche, et qui ne manque pas de bons arguments).

2. Notre Master recherche est, depuis sa création, de nature beaucoup plus généraliste, et il fournit moins de préparation à une thèse que l’ancien DEA. Des enseignements de haut niveau deviennent de plus en plus rares, et n’auront plus lieu du tout ou seulement en fin de la formation, tandis que des contenus basiques et des répétitions occupent de plus en plus de place. Pour des étudiants visant seulement l’agrégation, ceci est peut-être bénéfique, mais en vue d’une préparation à la recherche nous sommes déjà passés en-dessous d’un niveau critique. Nos étudiants visant la recherche sont clairement désavantagés comparés à leurs concurrents venant des grandes écoles, des grandes universités comme Paris 6, 7 ou 11, ou de l’étranger. Il sera très difficile pour eux de réussir une carrière scientifique.

En même temps il existe une pression visant à raccourcir la durée des thèses (pour des raisons économiques). En tant que responsable du DFD, j’ai toujours essayé de ne pas trop céder à cette pression ; mais à vrai dire, il faudrait inverser cette tendance : il sera bien nécessaire de fournir dans le "D" une partie de la formation disciplinaire qui ne sera plus fournie par le "M". On ne peut pas vouloir produire toujours plus d’ "excellence" partout, et en même temps raccourcir et diluer toutes les formations.

3. Un problème spécifique de notre discipline est l’articulation entre les maths "pures" (section 25) et les maths "appliquées" (section 26). Ce que je viens de dire concerne surtout les maths 25 — le Master recherche côté 26 a de bien meilleures perspectives de survie car il peut toujours s’appuyer sur le Master professionnel, et à vrai dire la distinction entre les deux voies n’existe pas de façon claire en maths appliquées. Dans le contexte de la "Mastérisation", vu nos petits effectifs, il semble inévitable que le Master recherche se dissolve entre le Master professionnel (26) et la préparation à l’agrégation (25).

À l’avenir, les écoles doctorales admettront en thèse de plus en plus d’étudiants issus de filières "pro" ; mais la préparation d’un concours, aussi prestigieux qu’il soit, ne prépare pas à la recherche, et à mon avis les écoles doctorales ne devront pas admettre des titulaires d’un "Master enseignement" en thèse. Ceci justifie l’optimisme relatif de nos collègues côté 26, tandis que la situation des maths côté 25 fait plutôt penser à celle (désespérante) des sciences littéraires ou humaines. Je mentionne ce point pour rappeler que seule la solidarité entre les sections et les disciplines peut nous sauver : "diviser et régner" est la stratégie de l’adversaire.

4. Je ne reviens pas ici sur la discussion générale sur la "Mastérisation" et sur son arrière-plan politique de suppression massive de postes dans l’enseignement – ces arguments ont été maintes fois formulés par toutes les organisations savantes et universitaires, et ils constituent aussi le fond de ma démission.

Mais pour ce qui concerne la situation spécifique de Nancy-université, j’accuse notre équipe dirigeante de mener une campagne de désinformation et d’étouffement de toute discussion : tous les projets grandiloquents de nos présidences font l’objet d’une vague de propagande qui fait penser aux régimes soviétiques – multiples publications papier couleur, gazettes électroniques, articles de presse, émissions télé et courriels "tout UHP", tandis que pas un mot ne mentionne les vrais problèmes ; comme en Union Soviétique on nous promet un avenir toujours plus radieux tandis que sur le terrain chacun sait que les choses vont de mal en pis [1] . Je n’ai appris l’existence de motions sur la Mastérisation des CA des universités lorraines que par le site de "Sauvons l’Université" ; aucune information sur ces motions n’est parvenue aux enseignants ou étudiants chez nous. Si nos CA affirment qu’"il est nécessaire de mettre à plat la réforme", il serait de la responsabilité de nos dirigeants d’oeuvrer activement dans ce sens, et d’encourager enseignants et étudiants de nos universités à s’engager pour obtenir cette mise à plat jugée nécessaire. Wolfgang Bertram
Notes

[1] Pour les jeunes, ou les moins jeunes à mémoire courte : l’Union Soviètique était un système d’état tout-puissant et centralisé dont les dirigeants agissaient selon une idéologie pré-établie et indépendante des réalités ; elle s’est effondrée en 1991.

Wolfgang Bertram, Institut Elie Cartan — Département de Mathématiques, Université Henri Poincaré — Nancy I, B.P 239, 54506 Vandoeuvre-lès-Nancy, courriel : bertram@iecn.u-nancy.fr

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