dimanche 6 septembre 2009

Schizophrénie (suite)

Dans nos messages des 24, 25 et 26 août, nous avons cité les ouvrages de Jean-Marc Mandosio, et notamment celui qui traite de la TGBNF (Très Grande Bibliothèque Nationale de France ; cela fait très TGV...), en promettant d'y revenir. Voici quelques extraits, recueillis par un des membres fidèles de ce blog, Flomad, que nous ne saurions assez remercier, et qui a travaillé sur la rénovation de l'ancienne BN.
À travers ces extraits, la philosophie générale de cette énigme architecturale que reste la TGBNF est particulièrement bien dégagée par Jean-Marc Mandosio. Résumons-la pour notre part, tout en priant pour l'âme de tous nos frères étourneaux qui sont allés tragiquement s'écraser sur les grandes verrières du « cloître » :

Le refus de prendre sérieusement en compte les données naturelles va de pair avec l'incapacité à se représenter les utilisateurs concrets


Comme l'écrivait Mao (cf. message du 3 septembre) : « Soyez élèves avant d’être maîtres »


Extraits :


Jean-Marc Mandosio, L'effondrement de la Très Grande Bibliothèque Nationale de France : ses causes, ses conséquences, Paris, Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances,1999.

« Épris de mysticisme et de géométrie, Perrault [l’architecte Dominique Perrault, et non l’auteur des contes... Ne pas confondre non plus avec Alain-Charles Perrot, architecte en chef des monuments de France, les deux homonymes étant tous deux impliqués dans l’affaire de l’hôtel Lambert de l’île Saint-Louis, NDR] considère sans doute qu'il est indigne d'un chercheur d'avoir des fonctions corporelles ou des relations sociales. Il a donc disposé les téléphones et les toilettes au pied des tours, si bien qu'il fait arpenter des couloirs de plus de 300 m et franchir à nouveau portes d'acier, portiques et tourniquets, pour s'y rendre. Soulignons également le caractère sinistre et désertique des prétendus lieux de rencontre. »


« Le culte de la technologie qu'on y célèbre est seul à même, en effet, d'expliquer la mystérieuse débauche de tourniquets et autres gadgets électroniques qui y règne. Le but est manifestement de faire fuir les derniers survivants de l'ère du livre et de les convaincre que les androïdes destinés à les remplacer sont prêts à entrer en action. »

« La désolation des alentours est la première chose qui frappe quand on se rend à la TGBNF. La mélancolie poétique des anciennes voies ferrées a cédé la place (en partie seulement, faute d'achèvement de la dalle) à un ensemble de voies carrossables tirées au cordeau. Appliquant à la lettre les slogans totalitaires de Le Corbusier, les quelques parallélépipèdes construits entre la TGBNF et le métro aérien donnent aux rares passants l'impression de se trouver, non pas à Paris, mais dans une de ces villes nouvelles qui font aujourd'hui de la banlieue parisienne une invitation permanente à l'usage des anxiolytiques. Au rez-de-chaussée de ces édifices s'ouvriront bientôt des espaces de restauration industrielle adaptées aux ressources financières et aux habitudes alimentaires des étudiants, qui pourront y trouver l'équivalent nutritionnel de ce que la TGBNF aura fourni à leur intellect.

Les plus audacieux peuvent descendre à la station Bibliothèque-Francois Mitterrand en empruntant la nouvelle ligne de métro baptisée « Météor », entièrement automatisée, de ce fait dépourvue de toute présence humaine visible. Pour donner une idée de l'ambiance qui y règne, il faut préciser que les quais des stations sont fermés sur toute la longueur par une paroi vitrée, afin d'éviter les suicides ; quand le métro (sans conducteur) arrive, les portes s'ouvrent automatiquement dans ces parois, permettant l'accès aux wagons. Les voyageurs sont ainsi protégés contre eux-mêmes, bien qu'il leur reste la ressource - non prévue par les concepteurs - de se jeter contre les parois vitrées, comme le font les oiseaux, à ce qu'il paraît, dans le « cloître » occupant le centre de la TGBNF lorsque, abusés par le reflet des arbres, ils vont s'écraser contre les murs de verre de ce tombeau transparent.

[…] Pour le cas où les voyageurs n'auraient pas compris que la station Bibliothèque dessert une bibliothèque, « la station [...] évoque discrètement sa prestigieuse voisine par des extraits littéraires que Jean-Christophe Bailly, critique d'art et essayiste, a distillé dans ses couloirs pour le bonheur des usagers ». Il ne fallait pas moins, on en conviendra, qu'un « critique d'art et essayiste » pour mettre au point un procédé aussi ingénieux. La revue Chroniques de la Bibliothèque Nationale de France précise que 180 disques de 12 centimètres de diamètre, gros confettis farcis de citations, « habillent en effet les parois du quai, le sol et le mur de la station » et ce « jusque sur les portes palières transparentes » ; ainsi ceux qu'on empêche de se suicider en se jetant sur les voies auront la consolation de pouvoir lire, parmi les phrases puisées dans « vingt-cinq siècles de littérature universelle », celle ci, particulièrement appropriée à la situation : « les plus grands monuments font le plus de poussières » (Arthur Cravan). »


« La transparence des tours, conforme à l'esthétique dominante d'une société aux mécanismes de plus en plus impénétrables, étaient initialement justifiés par Perrault (« Le Débat », n°62, nov 1990) de la façon suivante : La TGBNF sera détentrice du trésor que constituent les collections de la BN ; or « trésor disponible » doit vouloir dire « trésor visible » ; les tours doivent donc être en « verre transparent » pour « manifester cette disponibilité ». Ce raisonnement est en tout point conforme à l'idéologie du « patrimoine écrit ». Afin de permettre à la foule d'admirer de loin cet impressionnant « trésor » qui est « au cœur de notre civilisation » les quatre tours « sont faites pour exprimer l'ampleur du fonds ». En d'autre termes, Perrault a voulu bâtir de gigantesques présentoirs.

Aussi piètre penseur que mauvais technicien, Perrault ne fait que recycler les vieux poncifs de Le Corbusier.

[…]

L'eau et le soleil ne sont pas les seuls éléments naturels négligés par Perrault : il y a aussi le vent, dont la présence se fait pourtant très fortement - et, en hiver, très désagréablement - sentir sur l'esplanade d'accès à la TGBNF, si bien que « les portes en verre situées au pied des tours et autour du jardin se voilent, puis se brisent les unes après les autres, sous la poussée du vent. (Capital, janvier 1999)

Même le bois d'ipé, non moins exotique que rare, choisi pour recouvrir cette esplanade s'est révélé fort dangereux par temps pluvieux : il est si dur et si compact que l'eau, formant une pellicule à la surface, le rend extrêmement glissant, au point que les personnels ont demandé « des contrats d'assurances spécifiques pour affronter les dangers de l'ascension de l'esplanade » (bulletin de la section CFDT de la TGBNF). Qui plus est, les « joints de dilatation du parvis sont défectueux, ce qui provoque des infiltrations d'eau dans les salles de lectures et certains magasins de stockage en cas de fortes pluies [...]

Le refus - qui est une donnée fondamentale de la technophilie contemporaine - de prendre sérieusement en compte les données naturelles au cours de l'élaboration d'un ouvrage de caractère technique va de pair avec l'incapacité à se représenter les utilisateurs concrets dudit ouvrage, en situation. La nature est néanmoins présente dans la TGBNF, non comme réalité vivante, mais comme rappel des origines ou vocation d'un décor enchanteur et donc, dans les deux cas, comme mystification : c'est la raison d'être du bois d'ipé [1 Il s'agit en fait de l'ipéca, dont la racine est connue pour ses vertus vomitives; c'est peut être pourquoi les professionnels du bâtiment utilisent la forme contractée ipé — Note de l’auteur], importé à grands frais d'Amazonie, du bois africain d'okoumé utilisé pour les volets des tours, ainsi que du « cloître » planté de pins sylvestres, « lieu introverti, calme, presque sacré » dont la seule vue - car il est impossible d'y accéder - est supposée « créer les conditions nécessaires à la sérénité du lecteur », selon les propres termes de Dominique Perrault (« Le Débat », n°66). Objet d'une contemplation de type religieux, comme l'indique son nom même, le « cloître » a été mis là pour être l'âme d'un monde sans âme, le cœur d'un monde sans cœur, afin que les usagers oublient qu'ils se trouvent à l'intérieur d'une machine « hypersophistiquée », la TGBNF, et s'imaginent qu'ils sont en train de lire tranquillement à l'orée de la forêt landaise. Mais la greffe symbolique de ce « fragment de nature » (Le Monde, 14 novembre 1991) n'a pas pris : les pauvres pins « poussant dans une cuvette maçonnée, entourée de vitres qui amplifient] la lumière et la chaleur du soleil » (« Géo », n°213, novembre 1996), dépérissent à vue d'œil, et il a fallu haubaner leurs troncs rachitiques avec des câbles d'acier pour éviter qu'ils ne s'abattent sur les parois vitrées du « cloître ».

De tels défauts de conception eussent valu à leur auteur, il y a quelques siècles, une belle volée de coups de bâton et une retraite honteuse dans l'obscurité de quelque province. Aujourd'hui, on le couvre d'honneur : Dominique Perrault a été placé, en 1998, à la tête de l'Institut Français d'Architectutre ; on l'aura peut être confondu avec Claude Perrault, son illustre homonyme du Grand Siècle.

Il n'est pas étonnant que l'édifice conçu par ce Perrault soit, dans la pratique si mal agencé. En effet, le but que doit viser l'architecte, selon la définition qui a cours aujourd'hui, est moins d'édifier un bâtiment que d'accomplir un « geste architectural ». L'architecture tend ainsi à devenir un art conceptuel, la valeur d'une construction se mesurant à l'aune des intentions symboliques de son auteur et non à celle, bien plus concrète, de la convenance à sa destination. Ce qui compte aux yeux de Perrault, et ce qui a motivé le choix de son projet par Mitterrand, est le discours tenu par l'auteur, non ce que sera l'édifice lui même réalisé. Le titre même du projet présenté par Perrault, « Une nouvelle place pour la France », illustre le divorce entre l'idée et la réalité : cette esplanade flanquée de tours et percée en son centre d'un trou n'a absolument rien à voir avec une place. Mais la grandeur nationale suggérée par le titre s'accordait à merveille avec l'esprit des « grands travaux » présidentiels.

Ce projet de Perrault avait le mérite de définir exactement la TGBNF, puisqu'il s'agissait, de son propre aveu, d'un « projet qui n'existe pas en lui même ». La TGBNF n'étant rien d'autre, au départ, qu'une idée sans contenu, cette absence se traduit par un non édifice, un travail sur le vide. On peut y voir une représentation de « l'immatérialité » qui devait caractériser cette bibliothèque ultra-moderne, au moins partiellement virtuelle. Ce vide central, fondé sur la mythologie contemporaine qui voit dans la dématérialisation (c'est-à-dire le transfert sur support électronique) l'avenir du livre, semble donc être signe de foi dans le futur radieux - pour parler comme Le Corbusier - promis par la technologie. »

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